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Rapport du Mémoire et de la méthodeprésentés à l'Académie par M.Haüy pour l'instruction des aveugles.

Du 16 février 1785

Nous commissaires nommés par l’Académie MM. Desmarets1, Demours2, Vicq-d'Azyr3 et moi4, pour examiner le Mémoire et la méthode qui lui ont été présentés par M.Haüy, pour l’instruction des aveugles, avons cru devoir, avant de lui en rendre compte, faire quelques recherches sur les moyens tendant à ce même objet, et découverts et employés, soit par différents aveugles qui se sont instruits eux-mêmes, soit par différentes personnes qui voulaient entreprendre de les instruire.

Sans remonter aux temps anciens qui nous présentent Dydine d’Alexandrie, Eusèbe l’Asiatique, Nicaise de Mechlin et plusieurs autres aveugles illustres qui avaient apparemment trouvé quelques moyens dont la connaissance ne nous est pas parvenue, nous trouvons dans les temps modernes le célèbre Saunderson5 frappé d’aveuglement

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presque en naissant et n’ayant pu conserver aucun souvenir de la vue, devenu l’un des plus illustres disciples de Newton, professeur de mathématiques et d’optique à Cambridge, et auteur de plusieurs bons ouvrages dans lesquels la privation de ce sens en ajoutant à leur mérite, à répandu sur certaines démonstrations une clarté plus vive que dans la plupart des mathématiciens clairvoyants.

Tout le monde connait sa machine arithmétique; une table percée de trous, et des épingles dont la tête différait de grosseur, lui servaient à calculer aussi vite que les clairvoyants avec leur plume; et cette même machine devenait géométrique au moyen de fils qui, passés autour des épingles représentaient à son tact les figures que les lignes d’encre ou de crayon représentent à notre vue.

Antérieurement à Saunderon, JacquesBernouilli6 avait appris à écrire à une jeune fille qui avoit perdu la vue deux mois après sa naissance, mais le moyen était vraisemblablement très imparfait, puisque l’auteur ne l’a pas transmis, et puisque Saunderson presque contemporain n’en a pas eu connaissance.

M. Diderot, dans son intéressante Lettre sur les aveugles7 nous dit avoir trouvé l’aveugle du Puiseaux8 occupé à faire lire son fils avec des caractères en relief, mais il ne nous apprend rien de précis sur la méthode de cet enseignement.

Mlle de Salignac9 qui vivait encore à Paris il y a dix ou douze ans, faisait usage de caractères en relief mobiles; et le Sr Richard fondeur qui travaillait pour

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elle en a conservé les formes.

Feu M. de Lamouroux faisait usage aussi de caractères en relief mobiles, mais pour la musique seulement, et s’était rendu célebre dans cet art.

MM. Sodi et Frizéri se sont servis, pour figurer leur musique, d’épingles placées d’une manière connue seulement de leurs copistes.

Il est venu sur la fin du mois dernier chez M.Haüy un aveugle de province qui note la musique avec des notes de cire grossièrement formées et peu solides.

Enfin il existe encore aujourdhui deux aveugles célèbres par leurs talents et par leur instruction; l’un est M.Weissenburg deMannheim10 qui, privé de la vue à l’âge de sept ans s’est habitué, d’après des caractères en relief, à en tracer lui même avec une plume; il a appris la géographie d’après des cartes ordinaires divisées par différents fils, dans lesquels sont passés des grains de verre plus ou moins gros, pour désigner les différents ordres de villes, et parsemées d’un sable glacé de différentes manières pour distinguer les mers, les royaumes, les provinces, etc. Il calcule avec de petites planches divisées par de petits carrés posés horizontale - ment qui répresentent les unités, les dizaines, les centaines, et sous-divisés chacun par neuf trous dans lesquels il place de petites chevilles qui lui servent à former ses nombres, et à faire des opérations: il joue avec des cartes marquées de trous d’épingles sensibles pour lui seul;

L’autre est Mlle Paradis11 née à Vienne, devenue aveugle à l’âge de deux ans, âgée maintenant de vingt et célèbre par ses talents pour la musique. M. deKempelen12, auteur de

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L'automate joueur d’échecs lui a appris à épeler avec des lettres de carton découpé, et à lire des phrases pointées sur des cartes avec des épingles; il lui a formé une petite presse au moyen de laquelle elle imprime sur un papier les phrases qu’elle a composées comme un imprimeur, et elle entretient ainsi une correspondance avec M. deKempelen son maître, et avec M.Weissenburg à qui elle doit une partie de ses connaissances. 13

L’exposé que nous venons de faire, indique beaucoup de tentatives, et de moyens épars qui ont eu jusqu'à présent plus ou moins de succès, mais personne n’avait encore songé à rassembler ces différents moyens, à les discuter et à former une méthode suivie et complète pour faciliter à une portion malheureuse de l’humanité l’acquisition des connaissances que la privation du sens le plus nécessaire leur refusait, et pour leur ouvrir, s’il est permis de parler ainsi, l’entrée de la société des autres hommes. C’est ce que M.Haüy a entrepris, et l’Académie va juger jusqu'à quel point il a réussi.

Il emploie des caractères en relief que l’aveugle s’accoutume à reconnaitre au toucher, comme l’enfant à qui l’on montre à lire reconnait à la vue les caractères écrits ou imprimés. Ces caractères sont séparés et mobiles comme ceux des imprimeurs; on en forme des lignes sur une planche percée d’entrailles la queue du caractère s’engage; et lorsque la connaissance lui en est devenue familière, l’aveugle les cherche lui-même dans les cases ils sont disposés, et les arrange sur la planche comme un compositeur d’imprimerie.

Jusque-là la méthode de M.Haüy ressemble à celle de l’aveugle du Puiseaux et de Mlle de Salignac

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mais il a senti qu’il falloit chercher le moyen de former des livres à l’usage des aveugles afin de les mettre en état de lire seuls, et de se passer de secours à cet égard. Il a donc imaginé d’imprimer sur un papier fort la trace des caractères conserve un relief suffisant pour que l’aveugle puisse les lire au tact. Nous avons vu un de ces livres sur lequel l’aveugle a lu les phrases qu’on lui indiquait; quoique imprimé déjà depuis quelque temps, le relief était encore bien conservé; d’ailleurs il sera facile de trouver un moyen de consolider ce papier et donner de la durée à cette nouvelle espèce d’imprimerie.

On voit que ce moyen peut encore servir aux aveugles pour entretenir correspondance entre eux, et en cela il est supérieur à celui de Mlle Paradis qui imprime bien ses écrits; mais dont M.Weissenburg ne peut pas lire les lettres sans un secours étranger.

Il serait à désirer que les chimistes s’occupassent de trouver une encre qui conservât du relief en se séchant, alors on pourrait écrire pour les aveugles, et il pourraient eux-mêmes garder et relire ce qu’ils auraient écrit; cette découverte multiplierait encore et faciliterait pour eux les moyens d’instruction.

Les procédés employés pour le calcul sont semblables à ceux que nous avons décrits pour les lettres; l’aveugle dispose les chiffres sur la planche et fait toutes les opérations sur les nombres entiers avec la même facilité; mais celles sur les fractions auraient été beaucoup plus longues et plus compliquées. M.Haüy les a simplifées en formant pour cette espèce de calcul des caractères faits pour contenir à la fois le numérateur et le dénominateur, mais dont

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une des parties est amovible pour que l’on puisse y substituer à volonté tel ou tel chiffre, et de cette manière avec un petit nombre de caractères differents, l’aveugle exécute toutes les opérations sur les quantités fractionnaires.

Il n’a pas pu réduire autant le nombre des signes nécessaires pour la musique; chacun des caractères contient les cinq lignes et les quatre intervalles avec un seul signe; il a même fallu qu’il en formât aussi quelques-uns pour les lignes qui se trouvent accidentellement au-dessus ou au-dessous des cinq lignes ordinaires, mais malgré cette multiplicité l’aveugle les retrouve facilement à la faveur du bon ordre dans lequel ils sont disposés, c’est pour la musique par exemple que l’encre de relief serait d’un grand secours.

Le procédé pour l’étude de la géographie est à peu près semblable à celui qu’emploie M.Weissenburg. Le contour des différentes divisions est en relief, et l’aveugle reconnait au toucher par leurs formes les différents pays: on emploiera pour les villes ou autres petits objets des reliefs de différentes formes, ou des matières comme le sable, le verre, etc reconnaissables au tact pour distinguer les mers, les lacs, les rivières, et l’on conçoit qu’il est facile de multiplier ces signes autant qu’il sera nécessaire.

Le jeune Le Sueur14 a exécuté sous les yeux de l’Académie les différentes opérations que nous venons de décrire et elle a vu qu’il les exécutait avec promptitude et facilité; nous les lui avons fait répéter toutes en détail, et même quelques-unes de plus, comme de lire des caractères cursifs pointés avec une épingle sur une carte, et d’autres écrits

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avec la pointe du manche d’un canif dont le relief était peu considérable, il les a lus assez facilement, et maintenant il travaille à employer des caractères de moitié plus petits que ceux qui ont été apportés à l’Académie.

Non seulement ce jeune homme esttrès15instruit pour lui même, il est encore l’instituteur d’autres aveugles à qui il transmet ses connaissances par les mêmes procédés qui les lui ont fait acquérir; nous avons vu cette école qui présente un spectacle à la fois curieux et touchant; plusieurs jeunes aveugles de l’un et de l’autre sexe apprennent d’un maître aveugle aussi, reçoivent avec joie une instruction qui leur est donnée avec intérêt, et tous semblent s’applaudir de concert d’acquérir une existence nouvelle.

Il est bon de faire remarquer à l’Académie que l’éducation du jeune Le Sueur actuellement âgé de dix-sept ans ne date que de huit mois. Ce malheureux aveugle et dans l’indigence n’avait pu recevoir par les autres sens que les idées les plus communes, et à la Pentecôte de l’année dernière il quêtait à la porte d’une de nos églises, et partageait avec une famille pauvre le fruit modique des aumônes qu’il recevait. C’est de que M.Haüy l'a tiré pour lui donner de l’éducation, et si les succès que nous avons vus font honneur à l’intelligence de l’élève, ils sont satisfaisants et glorieux pour le maître dont les talents bienfaisants méritent la reconnaissance publique.

C’est une association de citoyens charitables qui fournit aux frais de cette école déjà composée de plus de vingt sujets, et que la fortune de M.Haüy qui n’est pas proportionnée à son zêle, ne lui eut pas permis d’entreprendre sans ce secours.

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On peut dire à l’honneur de notre siècle que jamais il n’a regné un amour plus vrai pour le bien de l’humanité et que jamais la bienfaisance n’a été ni plus active ni plus éloignée.

Qu’il nous soit permis de rendre hommage ici aux talents et au zêle de M. l’abbé de l’Epée16 qui a ouvert la carrière de l’instruction aux sourds et muets, M.Haüy devient à son exemple le bienfaiteur des aveugles, et cette partie souffrante de l’humanité lui devra des moyens de bonheur que l'on ne croyait pas pouvoir espérer pour elle.

L’Académie qui a vu avec intérêt les premiers succès de son zêle le trouvera sûrement digne d’être encouragé par ses éloges, et nous lui proposerons, en donnant son approbation à la Méthode que M.Haüy lui a présentée, de l’exhorter à la rendre publique, et de l’assurer qu’elle recevra volontiers les nouveaux comptes qu’il pourra lui rendre de ses efforts pour la porter au degré de perfection dont elle est susceptible.

[Signatures: La Rochefoucauld; Desmarets; Vicq-d'Azir; Demours;]

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TextRapport du Mémoire et de la méthode présentée à l’Académie par Mr Hauy pour l’instruction des Aveugles : a digital edition
AuthorLa Rochefoucauld (de), François ..
Extent8 pages of source material
ResponsibilityEdited by Yassine Ait Ali.
EditionTaylor edition
SeriesTaylor Editions: Guest
Additional notes

Transcribed from: Archives of the French Academy of Sciencesshelfmark Procès-verbaux Tome 104 (1785). Images scanned from Archives of the French Academy of Sciences shelfmark Procès-verbaux Tome 104 (1785).

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About the source text

Bibliographic information Rapport du Mémoire et de la méthode présentée à l’Académie par Mr Hauy pour l’instruction des Aveugles. Du 16 février 1785. .Procès-verbaux, Tome 104 (1785). La Rochefoucauld (de), François .. Archives de l'Académie des Sciences, Paris : 1785.
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This is a critical digital edition in which the spelling is entirely modernised. Common examples of modification are as follow: "moïens" > "moyens" ; "tems" > "temps" ; "naissans" > "naissant". In the same way, all imperfect tense endings have been transformed: "vouloit" > "voulait" ; "représentoient" > "représentaient" ; etc. Accents have been added ("tres" > "très" ; "aumones" > "aumônes") or removed ("pû" > "pu") when necessary in order to correspond with the conventional spelling system of the contemporary French language. Finally, some patronyms have been replaced with their modern spelling used by researchers, but original spelling can be viewed when mousing over ("Veissenburgh" > "Weissenburg" ; "Hauy" > "Haüy" ; etc)

Publication information

Publisher
  • Taylor Institution Library, one of the Bodleian Libraries of the University of Oxford,
Imprint 2020.
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